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L’accord entre le géant mondial et la jeune pousse chinoise dessine une surprenante géopolitique de la voiture électrique.
« Vos collègues belges ont apporté la pluie ». Avec un sourire lumineux contrastant avec la grisaille extérieure et dans un anglais parfait, Tianshu Xin prouve qu’il maîtrise à la perfection le chambrage entre européens. Cet homme d’affaires chinois, désormais installé à Amsterdam, pilote depuis près d’un an les destinées de Leapmotor International (LMI).
C’est lui qui joue les maîtres de cérémonie et accueille avec courtoisie les journalistes à Milan (Italie), lors des essais officiels des Leapmotor T03 et C10 en Europe. Il pilote surtout au quotidien un attelage unique dans l’univers automobile. L’arrivée de ces modèles sur notre marché (la T03 était auparavant commercialisée en France par un importateur) est, en effet, le résultat d’un accord, signé il y a moins d’un an, entre le géant mondial Stellantis et une jeune pousse chinoise au parcours étonnant.
La naissance de Leapmotor International repose sur un deal, dont les détails ont été révélés le 26 octobre 2023. Voici les trois points à retenir :
Pour expliquer la naissance de la coentreprise, nombre de métaphores ont été utilisées par la presse ou les observateurs. Carlos Tavares fait-il entrer un « cheval de Troie » chinois sur le marché européen ? Ou bien surfe-t-il sur une « vague de véhicules électriques chinois » qui ne manquera pas d’aborder nos rivages ? Rembobinons pour mieux comprendre.
Le premier sujet à aborder, c’est tout simplement la Chine. La République populaire est le premier marché automobile mondial, avec 30 millions de véhicules neufs annuels. Malgré ses 14 marques et ses belles positions en Europe ou aux Amériques, le regroupement de Peugeot, Citroën, Jeep, Fiat, DS ou Dodge souffre d’une faiblesse majeure : une présence anecdotique à Pékin, Shanghai ou Shenzhen.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Peugeot s’implanta à Canton dès 1985 pour assembler des 505, Citroën figura dans le top 3 des marques en Chine au tournant des années 2000, notamment grâce au beau succès initial de la Fukang, cousine tricorps de notre ZX. Manque d’investissements, gamme inadaptée, disputes avec les partenaires locaux… PSA puis Stellantis finirent par se décourager au tournant des années 2020, après avoir frisé avec le million de véhicules annuels.
À lire aussiEssai – Leapmotor C10 : le Tesla Model Y low cost ?« Je suis un gars de chez Stellantis », confirme Tianshu Xin, sans vouloir s’appesantir sur ce qui n’a pas fonctionné ces dernières années. Cet ancien responsable des relations institutionnelles – comprenez des liens avec le pouvoir local – a été chargé par Carlos Tavares de trouver une nouvelle formule.
« Nous avons rendu visite à plusieurs partenaires potentiels » explique Tianshu Xin, évitant de citer des noms ou le genre d’obstacles rencontrés par les avocats chargés du deal. De la visite d’usine à l’étude des comptes, c’est allé vite : « Le processus a été rapide. Les premiers contacts avec Leapmotor remontent au début de l’année 2023. L’accord a été rendu public le 26 octobre ». Les autorités chinoises ont tamponné les documents cet hiver et les premières voitures sont disponibles dès aujourd’hui.
En s’alliant avec Leapmotor, Stellantis s’offre donc une position en Chine. La marque est déjà (un peu) installée et compte 560 points de ventes dans 182 mégalopoles et villes moyennes. Utile. Relativisons ensuite la portée de l’investissement : 1,5 milliard d’euros est à première vue une somme colossale, mais elle ne représente que 1 % du chiffre d’affaires annuel de Stellantis. Carlos Tavares acquiert donc des positions pour un prix cassé.
Le second volet, plus polémique, c’est l’arrivée chez nous de Leapmotor. « Ouvrir en grand les portes de l’Europe à un constructeur chinois pour mieux résister à l’arrivée massive des constructeurs… chinois. L’alliance nouée par Stellantis avec Leapmotor peut sembler contre-intuitive », résumait Le Monde, il y a quelques jours à peine.
Le deal a donné naissance à Leapmotor International, qui possède l’exclusivité des produits de la marque hors de Chine. Le document prévoit notamment que la coentreprise soit à majorité pilotée par Stellantis (à 51 %).
Objectif ? Conserver des parts de gâteau en Europe. Stellantis et Carlos Tavares voient dans la menue, mais dodue T03 et le plantureux mais conventionnel C10 un bon moyen de ne pas perdre trop de volumes à moyen terme, face aux offres bon marché de MG, BYD, Link&Co et autres. Comme leurs concurrents venus de Chine, ces deux modèles électriques peuvent s’appuyer sur un rapport prix/équipements favorable.
Cette gamme, définie comme « accessible à tous » par Francesco Giacalone, le directeur marketing de Leapmotor International, doit permettre de combler les zones tarifaires abandonnées par des généralistes en quête de marge. À 19 500 euros, la T03 visera les clients de la Dacia Spring. À 36 400 euros, le C10 tentera de convaincre les familles qui rêvent d’un Tesla Model 3 un peu moins coûteux.
La signature du contrat permet aussi à Stellantis d’acquérir du savoir-faire. Leapmotor marque propose sur son C10 l’architecture « cell to chassis », supposée alléger et rigidifier la coque tout en optimisant le positionnement des piles et en abaissant les coûts d’industrialisation. Les accumulateurs placés sous le plancher participent à la rigidité du châssis, à l’image d’un moteur porteur sur une voiture de course. Seuls Xpeng, BYD, Tesla et Leapmotor disposent de véhicules ainsi conçus à leur catalogue.
De même, le constructeur chinois s’enorgueillit d’un logiciel unique, capable de gérer à la fois les aides à la conduite, la gestion de la chaîne de puissance ou l’infodivertissement. Face à des constructeurs européens parfois perdus sur le sujet, la start-up chinoise possède ici un atout. Selon son rapport annuel, Leapmotor revendique 3 000 collaborateurs dans son service recherche et développement sur un total de 9 300 salariés.
« Un autre argument est le très haut niveau d’intégration verticale », poursuit Tianshu Xin. Leapmotor assure que 60 % de la valeur de la voiture est fabriquée en interne. En examinant de près une T03 ou une C10 lors de nos essais, on s’amuse même à compter le nombre de pièces portant un autocollant avec un QR code maison : étriers de frein, unité de contrôle électronique, jantes, etc. Ce niveau d’intégration, inconnu en Europe, autorise des cycles de mise sur le marché plus rapides. Les sous-traitants, avec leurs carnets de commandes multiconstructeurs, iront peut-être moins vite.
Quelques couacs constatés lors de nos essais sont déjà utilisés par nos interlocuteurs comme illustration : la charge rapide du C10, aujourd’hui plafonnée à 84 kW, sera rapidement portée à 120 kW en crête. Par rapidement, LMI pense à 2025. La plateforme, les logiciels ou les processus de fabrication de Leapmotor seront sans nul doute examinés avec attention dans les bureaux de Vélizy.
Au-delà de ces raisons invoquées officiellement, Leapmotor a aussi de gros problèmes à résoudre. Fondé en 2015 par deux entrepreneurs issus du monde de la surveillance (on s’en reparle plus loin), le constructeur a bâti des capacités industrielles gigantesques. La marque dispose aujourd’hui d’un gros site à Jinhua, à 400 km de Shanghai et prépare une nouvelle usine près de son siège de Hangzhou. Ils ont été dimensionnés pour assembler des voitures à la pelle : « entre 800 000 et 1 million par an » estime pour nous Tianshu Xin. D’autres sources chinoises évoquent une capacité plus raisonnable de 500 000 véhicules.
Or, les ventes sont jusqu’ici très loin de ce niveau. « Leapmotor est le numéro 3 parmi les jeunes pousses commercialisant des véhicules électriques en Chine » poursuit le dirigeant de LMI. Mais si l’on prend le classement global des marques sur cet immense marché, Leapmotor ne figure qu’à une très anonyme 28ᵉ place. Avec 110 000 véhicules écoulés au cours des huit premiers mois de l’année, le constructeur voisine avec NIO, Zeekr ou Galaxy…
De fait, Leapmotor perd beaucoup d’argent. En 2023, le débours s’élevait à 550 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 2,2 milliards d’euros. L’année précédente, le négatif voisinait avec les 720 millions d’euros pour 1,7 milliard d’euros de revenus.
« Notre objectif est d’être dans le vert en 2025 », précisait en début d’année Zhu Jiangming, le grand patron de Leapmotor, lors d’une conférence de presse à laquelle assistait un représentant du très officiel China Daily. Le bon démarrage sur le marché chinois du C10 pourrait améliorer l’état des comptes.
Son succès est d’autant plus crucial que le contexte se durcit. La crise de l’immobilier pousse les ménages chinois à la prudence tandis que les constructeurs se livrent une impitoyable guerre des prix. C’est donc une course au volume et à la taille critique qui s’engage dans un pays qui compte des dizaines de constructeurs : « Le marché a beaucoup changé depuis 2022, témoigne Tianshu Xin, de nombreuses marques disparaissent ».
D’où l’urgence absolue pour Leapmotor de sortir hors de ses frontières et de conquérir de nouveaux marchés. Ici, Stellantis apporte sa plus-value. Les modèles chinois seront représentés dans 200 points de vente en Europe d’ici à la fin de l’année 2024, dont 70 en France. Ils seront 500 sur le continent dans deux ans.
Les « corners » Leapmotor devraient facilement et rapidement trouver leur place dans les enseignes Stellantis & You, distributeur maison du groupe. Ce déploiement permet de rattraper rapidement le retard sur un concurrent comme MG, qui possède déjà 200 adresses dans l’Hexagone, quatre ans après ses débuts dans notre pays.
« Nous voulons offrir à nos clients la tranquillité d’esprit sur le service », explique Francesco Giacalone, le directeur marketing de Leapmotor International. L’entreprise promet d’utiliser les capacités logistiques de Stellantis pour gérer les pièces détachées dans des délais acceptables pour les clients. Cela n’a pas toujours été le cas pour les premiers véhicules chinois proposés chez nous.
Leapmotor a été fondé en 2015 par deux hommes d’affaires : Fu Liquan et Zhu Jiangming. Le terme « leap » fait référence au « bond » vers l’électrification. Le premier a fait fortune dans les années 2000 en établissant Dahua Technologies, aujourd’hui numéro 2 mondial de la vidéosurveillance. Le second l’a accompagné pendant de longues années dans l’univers de la sécurité. Dahua a participé à l’équipement massif de la Chine – qui compte près de la moitié des caméras mondiales – et contribué au développement de la reconnaissance faciale à grande échelle.
L’Etat chinois contrôle une partie du capital de Dahua, notamment via China Mobile. L’entreprise a investi plus de 500 millions d’euros sur un chiffre d’affaires de 5 milliards dans la recherche et le développement en 2023. Selon son rapport annuel, Dahua cherche à maintenir « un avantage compétitif dans des capacités clés comme la perception par intelligence artificielle des objets (AIoT), les plateformes d’intelligence numérique liées à l’internet des objets (IoT), l’intelligence artificielle basée sur scénario, les modèles de fondation d’intelligence artificielle et les éléments de données ». Des autorités publiques britanniques, américaines ou canadiennes ont limité l’usage des équipements Dahua dans leur pays.
Les liens entre Leapmotor et Dahua ne sont plus capitalistiques. Stellantis a ainsi racheté des actions du constructeur à la firme de vidéosurveillance. Mais Leapmotor et Dahua ont travaillé ensemble à la fin des années 2010 sur la puce Lingxin 01, chargée de supporter des niveaux croissants de conduite autonome. Le média économique chinois Bamboo Works annonçait récemment que Fu Liquan avait porté sa participation dans Zhejiang Leapmotor (la société chinoise) à hauteur de 18,5 %. Où partent les données liées aux Leapmotor vendues en Europe ? « Nous avons des serveurs en Allemagne » rassure-t-on du côté de la coentreprise.
Le but est de rassurer les clients européens : « Sur le nouveau site, vous verrez écrit en gros : « Une marque du groupe Stellantis », détaille Tianshu Xin. Nous voulons apporter de la confiance dans notre marque. Nous ne sommes pas là pour disparaître demain ».
À la fin de la décennie, l’objectif de la coentreprise revient à écouler 500 000 véhicules par an hors de Chine. Au siège d’Amsterdam, où travaillent une trentaine de personnes, on table sur le fait que quatre véhicules sur cinq seront distribués en Europe, soit environ 400 000 unités. Ceci placerait Leapmotor dans les mêmes eaux que Ford, Fiat ou Opel/Vauxhall et pas très loin de Dacia (519 000 véhicules l’an dernier). C’est ambitieux.
Et pas facile. La gamme Leapmotor laisse aujourd’hui un trou béant entre sa menue T03 et son massif C10. Se faire connaître dans deux segments aussi distincts n’aura rien d’aisé. La sortie rapide de nouveaux produits devrait ainsi pallier cet embarras.
L’année 2025 verra l’arrivée sur notre continent d’une déclinaison hybride-série du C10 dont le fonctionnement évoque l’e-Power de Nissan. Le générateur devrait être un 4-cylindres en ligne « quinze cent ». Leapmotor entend ensuite sortir fin 2025/début 2026 un SUV du segment C, électrique puis hybride, chargé d’enquiquiner les Renault Scénic et Peugeot e-3008.
Il sera ensuite question pour la période 2026-2028 d’un grand SUV (segment E) puis d’un trio de véhicules électriques : une compacte format Mégane E-Tech, une citadine type future ID.2 et un SUV urbain genre e-2008.
À lire aussiLeapmotor T03 : bataille judiciaire autour de la voiture électrique la moins chère du marchéCes nouveaux modèles viendront-ils tous de Chine ? Pas forcément. Les premiers exemplaires de la T03 remaniée ont franchi les mers de Shanghai (Chine) à Livourne (Italie) sur les ponts du ro-ro Grande Dakar. Mais la citadine électrique est désormais assemblée en Pologne, dans l’usine historique de Tychy, aux côtés du Jeep Avenger ou de la Fiat 600.
L’objectif de la coentreprise est bien évidemment de contourner d’éventuelles barrières douanières, au moment où l’Union européenne a décidé de sanctionner les constructeurs chinois. D’ailleurs, LMI refuse de nous communiquer le pourcentage de valeur effectivement ajoutée sur les chaînes silésiennes. Le tour de passe-passe évoque les fabrications en SKD ou CKD.
Court-circuiter les longs trajets en navires, bénéficier de mécanismes d’aides conditionnés à la provenance, faciliter les achats : produire en Europe des véhicules conçus en Chine peut aussi présenter des avantages pour LMI. Même si le C10 restera pour l’heure produit en Chine.
Et à long terme ? « Tout est possible » s’amuse Tianshu Xin, lorsqu’on l’interroge sur le lieu de naissance des futurs modèles. Le vieux site de Fiat de Mirafiori, dans la banlieue de Turin (Italie), attend ainsi un nouveau modèle pour assurer sa survie. Y produire des Leapmotor enlèverait une belle épine du pied de Stellantis. « Le plan d’affaires doit être rentable », nous précise tout de même le patron de Leapmotor International, en bon apôtre de Carlos Tavares. Décidément, cet homme d’affaire chinois a intérêt à bien comprendre nos esprits d’européens.
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