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L’inamical ping-pong entre le gouvernement italien et le groupe Stellantis illustre deux conceptions divergentes de l’entreprise… et de la mondialisation.
Si vous invitez votre pire ennemi à votre goûter d’anniversaire, vous pouvez vous attendre à quelques déconvenues. C’est ce qui s’est produit sous nos yeux, jeudi 11 juillet, à Turin (Italie), au milieu des petits fours et des cocktails fêtant les 125 ans de la création de Fiat et le lancement de la nouvelle Grande Panda.
La marque recevait, en effet, sur le toit du Lingotto – usine historique de la casa devenue musée – pour une cérémonie organisée au moment où les relations entre le groupe Stellantis et le gouvernement italien sont glaciales. Au cœur de la dispute : l’avenir de l’industrie automobile italienne, très largement conditionné par les positions de ce seul géant mondial.
Les derniers mois ont été marqués par la querelle autour de l’appellation du SUV Alfa Romeo Milano, la saisie de Fiat Topolino par les douaniers du port de Livourne ou encore le désaccord sur les aides au véhicule électrique. Entre autres.
Et voici donc Adolfo Urso, ministre des Entreprises et du made in Italy, montant sur scène et ajustant les micros du pupitre avec un visage sévère. La mine de ce proche de la chef du gouvernement, Giorgia Meloni, contrastait singulièrement avec le slogan de l’évènement smiling to the future (« sourire au futur ») écrit en majuscules derrière lui.
Le membre du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia entama son discours par les remerciements d’usage, pour « la célébration d’une marque, qui, pendant tant de décennies, a incarné les valeurs d’un pays tourné vers la croissance économique et sociale, contribuant à former l’identité nationale ». L’usage du passé composé annonçait la teneur du discours.
Carlos Tavares et John Elkann, hommes forts de Stellantis, assis au premier rang, reçurent pendant 14 minutes une leçon de patriotisme économique de la part du ministre : « Le succès de la Fiat est le succès de l’Italie, disait Gianni Agnelli (patron de Fiat de 1966 à 2003, ndlr.). Nous sommes fiers de représenter notre pays à travers le monde ». Notre pays », insista l’homme politique. « L’usine n’est pas qu’un lieu de production, mais le moteur du développement et du progrès pour la nation entière. J’espère qu’il en est toujours ainsi ».
Pause appuyée d’Adolfo Urso : « Nous devons travailler ensemble pour qu’il en soit toujours ainsi ».
Des applaudissements claquèrent dans la salle, remplie d’officiels invités par Stellantis.
Le membre de Fratelli d’Italia (parti de la chef de gouvernement Giorgia Meloni) a poursuivi : « C’est le moment des choix et de la responsabilité. En juin dernier, lors de notre rencontre, j’ai fait part de l’article 1 de notre Constitution à Carlos Tavares : « La République est fondée sur le travail », pas sur le profit. Le profit est légitime, mais pas à n’importe quel prix. L’entreprise a une responsabilité sociale (…). Le groupe doit assumer la responsabilité sociale de la relance de l’automobile en Italie, aussi en raison de ce que l’Italie a donné à Fiat ».
Au cours du dernier siècle, l’Italie a été transformée par le décollage de son industrie automobile, dont l’acteur majeur fut la Fiat (1). Elle a notamment participé au grand mouvement de migration intérieure des années 1950 à 1970, portant des centaines de milliers de travailleurs agricoles du sud de la Botte vers les chaînes des grandes usines du nord, comme sur les sites Fiat du Lingotto, de Mirafiori ou de Rivalta, autour du berceau historique de l’entreprise de Turin.
Par ailleurs, l’Etat italien a souvent porté assistance à Fiat. En 2012, alors que le pays traversait une grave crise de la dette souveraine, une association de contribuables avait chiffré à 220 milliards d’euros le coût des subventions, aides, primes à la casse, licenciements ou pré-retraites en lien avec la marque turinoise depuis le milieu des années 1970.
Mais l’empire industriel — qui compta jusqu’à 200 000 salariés — n’a jamais été contrôlé par l’État comme le fût Renault en France ou par les pouvoirs publics et ses employés, à l’image de Volkswagen en Allemagne. Le pouvoir au sein de Fiat a toujours été aux mains de la famille Agnelli, dont John Elkann, actuel président de Stellantis, est l’héritier.
Très italo-italienne, la Fiat dominait son marché domestique, notamment après avoir absorbé ses concurrents nationaux Lancia (1969) et Alfa Romeo (1987). En parallèle, le groupe s’était progressivement internationalisé, d’abord par l’exportation, puis à travers le rachat de Chrysler (2009 à 2014) mené par Sergio Marchionne et surtout le rapprochement avec PSA Peugeot Citroën (2019-2021). Vu d’Italie, les affaires du groupe Stellantis se jouent désormais plus à Paris ou à Détroit qu’à Turin.
Or, le nombre de voitures individuelles et de véhicules utilitaires légers produits en Italie a été divisé par deux entre 2000 et nos jours, tombant à moins de 800 000 sur les derniers exercices. Les derniers mois n’ont rien arrangé : Stellantis a annoncé la vente de l’usine de Grugliasco, dans la périphérie de Turin, effective à la fin de l’année 2023. À Mirafiori, la mévente de la Fiat 500e force le site à fermer ses portes pour sept semaines cet été.
Sites d’assemblage majeurs de Stellantis en Italie en 2024 :
Autres usines d’assemblage en Italie (hors Stellantis)
« La moquerie réside dans le fait que dans quelques jours, à Turin, nous assisterons à la présentation de la Grande Panda, l’héritière d’une voiture qui a vendu des millions d’exemplaires dans sa longue carrière, mais qui ne sera pas fabriquée dans notre ville, constataient avant la cérémonie du 11 juillet des syndicalistes de l’usine de Mirafiori. Nous fêterons aussi les 125 ans de Fiat, mais qui devrait aujourd’hui s’appeler FA, car le « I » de l’Italie et le « T » de Turin ont disparu ».
La Fiat Grande Panda, sur laquelle la marque mise beaucoup d’espoirs, sera, en effet, assemblée à Kragujevac, en Serbie, à la place de l’ancien Fiat 500L. Pas terrible quand on sait que le gouvernement de coalition entre la droite et l’extrême droite espère que la Botte produira un million de véhicules par an d’ici à 2030.
À lire aussiFiat Grande Panda : voilà toutes les révélations croustillantes lors de sa présentationChacun son tour. C’était désormais à Carlos Tavares, directeur général de Stellantis, de se dresser derrière le pupitre.
« Le cœur de Fiat a battu ici depuis 125 ans et continuera longtemps dans le futur » déclara-t-il avant d’enchaîner avec des chiffres, en bon centralien : « Pour la troisième année consécutive, Fiat est la marque numéro 1 de Stellantis avec 1,35 millions de véhicules vendus (…) Fiat est numéro 1 sur quatre marchés, l’Italie, le Brésil, la Turquie et l’Algérie ».
Intéressant, mais quid du made in Italy si cher au ministre ? « 70 % des Fiat vendues en Italie sont fabriquées en Italie » explique Carlos Tavares. Précisons ici que la part du lion en revient à la génération précédente de la Panda – désormais dite Pandina – qui continuera de sortir pendant quelques années de l’usine de Pomigliano d’Arco. « 59 % des Fiat produites en Italie sont exportées, contribuant aux 63 % d’exports de voitures depuis le pays, soutenant la balance commerciale » poursuit l’ancien numéro 2 de Renault. Stellantis compte 40 000 employés dans la Botte soit 17 % des effectifs du groupe.
Carlos Tavares a également évoqué le projet « Mirafiori Automotive Park 2030 ». Ce site, qui occupe une place centrale dans l’histoire de Fiat et de la culture ouvrière italienne, doit accueillir la fabrication de boîtes de vitesse ou une unité de recyclage de véhicules. Surtout, l’arrivée prochaine de la nouvelle Fiat 500 hybride sur ses lignes (elle s’ajoutera à la version électrique) devrait permettre de donner de l’air à des chaînes ralenties par la stagnation des ventes d’électriques en Europe. « C’est un nouvel engagement envers l’Italie, résume le boss de Stellantis, nous allons gagner ensemble ».
Mais ce sera tout. « La compétition mondiale se renforce. Le statu quo n’est pas possible (…) Respectez Fiat, car Fiat sera encore là après nous ».
Applaudissements dans la salle.
Ce qui ne met pas fin au bras de fer. Le gouvernement mené par la présidente du Conseil, Giorgia Meloni, a fait du made in Italy l’un de ses chevaux de bataille. Ceci explique les « coups de pression » symboliques portés à Stellantis depuis le début de l’année. Après la polémique, le SUV Alfa Romeo Milano fabriqué en Pologne fut ainsi rebaptisé Junior.
À lire aussiTechnique – Alfa Romeo Junior Veloce : comment fait-il pour atteindre 280 ch ?Et le gouvernement utilise ses prérogatives douanières pour appuyer sa cause. Ce qui nous ramène dans l’immense port de Livourne, sur la côte méditerranéenne, où les forces de l’ordre ont saisi en mai des Fiat Topolino étiquetées avec le drapeau italien, mais assemblées au Maroc. « Le titre de made in Italy, régi par l’article 517 et de l’article 4.49 de la loi 350 de 2003 dispose que l’on ne peut se prévaloir de ce titre que quand la filière productive est réalisée en Italie » rappelait alors Fabio Rampelli, le chef du groupe Fratelli d’Italia à la chambre des députés.
À cela s’ajoute la volonté de l’exécutif de peser davantage sur les décisions du groupe automobile. Notamment par la voie capitalistique. En début d’année, le ministre Adolfo Urso avait d’ailleurs lancé un ballon d’essai. Pourquoi l’Etat italien ne pourrait-il pas entrer au capital de Stellantis afin de peser davantage sur les décisions industrielles ? Bpi France, la banque d’investissement contrôlée par l’Etat français et notre Caisse des dépôts et consignations, possède ainsi 6 % du capital du géant automobile.
« No grazie », avait fait-on clairement savoir du côté de Stellantis. Par ailleurs, entrer au capital du groupe de manière significative coûterait 4 milliards d’euros à l’Etat italien, estimait en février dernier l’agence de presse italienne Ansa. La dette souveraine transalpine étant évaluée à BBB- par l’agence de notation Fitch (« qualité moyenne inférieure »), cet investissement ne se ferait sans doute pas sans difficulté.
Autre facteur à prendre en compte : le facteur Chine. L’an dernier, Stellantis a racheté 21 % du groupe chinois Leapmotor pour 1,5 milliard d’euros. Dans la corbeille figure la création d’une coentreprise chargée d’importer et éventuellement de produire sur notre continent les voitures électriques pensées en République populaire. Deux modèles seront ainsi lancés cet automne en Italie, dont une T03 qui devrait être assemblée en Pologne. Carlos Tavares a néanmoins tracé une ligne pour ne pas fâcher ses interlocuteurs : les Leapmotors ne seront pas badgées Fiat.
A l’inverse, le gouvernement de Giorgia Meloni profiter de l’appétit des constructeurs chinois envers l’Europe pour sortir la filière italienne de sa dépendance vis-à-vis de Stellantis. Le ministre Urso a d’ailleurs effectué début juillet une tournée chez les grands constructeurs de la République populaire, notamment chez Chery ou JAC. D’ailleurs, il a signalé la volonté de l’Italie de trouver une « solution négociée » au conflit douanier qui oppose la Chine à l’Union européenne concernant l’importation de véhicules électriques. Cela ne coûte pas grand-chose, d’autant que le choix de Giorgia Meloni de ne pas appuyer la candidature d’Ursula Van der Leyen à la tête de la Commission européenne devrait isoler un peu plus les représentants de Rome à Bruxelles.
Et pour attirer des entreprises de Wuhu ou Hefei sur son sol, l’exécutif italien ne manque pas d’imagination. Quelques heures après la cérémonie au Lingotto, le journal Il Sole 24 Ore – dont l’actionnaire principal est l’équivalent de notre Medef – révélait que le Ministère des Entreprises et du made in Italy d’Adolfo Urso avait déposé les noms Autobianchi et Innocenti au registre des marques commerciales.
Il s’agit là de deux griffes italiennes historiques. Née de la fabrique de vélos Bianchi, la première se distingua par quelques créations populaires à l’époque du miracle économique italien comme la Bianchina ou la Primula. Le rapprochement d’Autobianchi avec Fiat accoucha plus tard des A112 et Y10 avant son extinction progressive dans les années 1990. Innocenti fut surtout renommé pour ses Mini réalisées sous licence britannique, figurant au top 5 des ventes en Italie au début des années 1970.
Ces deux appellations appartenaient à Fiat et étaient donc propriété du groupe Stellantis. Mais le plan pourrait prévoir des exceptions sur des marques « éteintes ». Elles pourraient surtout servir à rassurer des consommateurs européens sceptiques face aux automobiles chinoises. Le modèle est bien évidemment MG pour le groupe SAIC… Autobianchi et Innocenti serviraient potentiellement de cadeau pour un constructeur chinois ouvrant un site de production en Italie. Ces éventuelles voitures pourraient-elles porter un petit drapeau tricolore ?
Lors d’une séance de questions réponses en marge des célébrations du 125ᵉ anniversaire, une consœur de la presse italienne tenta de faire réagir Olivier François, le patron français de Fiat, aux propos tenus par le ministre Urso quelques minutes auparavant. Une moue, deux yeux qui clignent et une stratégie d’évitement : « Aujourd’hui, nous nous concentrons sur l’anniversaire… ».
Dans ce contexte morose, on peut voir l’anniversaire de Fiat, ses discours et ses petits fours avec des lunettes roses : « C’est la première fois qu’un représentant de l’exécutif Meloni a participé à un évènement de Stellantis », tempérait La Repubblica (2), voyant dans cette visite un rameau d’olivier. Ou avec des lunettes grises : « La célébration de Fiat ne calme pas le mécontentement », titrait le plus conservateur Il Giornale.
Alors, qui a raison ? Le gouvernement qui veut faire appel à des acteurs étrangers pour imposer plus de présence à un géant mondial sur son territoire ? Ou bien le champion international qui entend maximiser ses profits pour assurer sa survie dans un marché globalisé ? La bonne réponse dépend sans doute de votre vision du monde.
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