AccueilArticlesInterview exclusive - Jim Farley, patron de Ford : « On ne peut pas penser 100 % électrique ou 100 % thermique »

Interview exclusive - Jim Farley, patron de Ford : « On ne peut pas penser 100 % électrique ou 100 % thermique »

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Jim Farley, le big boss du constructeur américain, évoque les grands sujets d’actualité pour sa marque.

Le débit est lent, l’accent on ne peut plus américain et la silhouette imposante. Jim Farley, PDG de Ford, tente depuis 2020 d’adapter le géant de Dearborn à un paysage automobile toujours plus complexe.

Le profil est celui d’un car guy : il possède une GT40 de 1965 et martèle : « on ne fait pas du shampoing ici » à ses collaborateurs. Mais il a aussi connu une première vie professionnelle chez IBM et croît au logiciel comme signature Ford à l’avenir.

À l’occasion du lancement du Ford Explorer électrique à Nice, il a répondu aux questions d’une poignée de journalistes spécialisés européens. Automobile Propre a sorti son carnet.

Le nouveau positionnement de Ford

Après avoir annoncé l’arrêt de la production des Fiesta, Focus et Mondeo, Ford n’a plus l’âme d’un généraliste en Europe. Le patron américain explique :

Notre stratégie en Europe est claire. Quand j’étais ici, à la tête de Ford Europe, nous avons misé sur les véhicules utilitaires. C’est notre fondation. Nous avons le nouveau Transit et son équivalent électrique e-Transit, le pick-up Ranger réalisé en collaboration avec Volkswagen, des vans plus petits très compétitifs… Nous avons dépensé des milliards pour lancer cette gamme toute neuve. Quand je suis devenu PDG, nous avons évalué attentivement notre stratégie européenne. Nous avons décidé de tourner nos efforts vers des modèles iconiques. Nous nous étions toujours établis au cœur du marché. Fiesta, Focus ou Mondeo était appréciée par de nombreux consommateurs, nous avons évidemment mis beaucoup d’efforts pour les réaliser, mais d’un point de vue purement comptable, elles ne pouvaient pas justifier de nouveaux investissements. Quand je me suis demandé dans quels domaines nous sommes naturellement bons chez Ford, je me suis dit que nous avions un avantage sur les voitures performantes, mais aussi les vrais véhicules offroad comme le Bronco ou l’Explorer. Certains devront être adaptés au marché européen en fonction de l’espace ou des usages. D’autres peuvent être importés comme sans grosse modification comme le Bronco.

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La perception de la marque

Les modèles d’image seront désormais le cœur du plan produit…

J’ai vu des problèmes dans notre marque. Il y avait des défauts de qualité en Amérique du Nord que nous n’avions pas ailleurs. Il a fallu s’en occuper de manière très agressive et je pense qu’on peut déjà voir les résultats. Mais je pense que la manière de voir Ford était la même un peu partout dans le monde. C’était une entreprise omniprésente, connue pour de bons produits, avec quelques exceptions brillantes. Nous avons choisi de rendre ces exceptions globales, plus extrêmes. Nous avons créé le pick-up Raptor pour des courses dans le désert au Mexique et maintenant, c’est un phénomène global. Cette histoire incarne bien ce que la marque doit être. On voulait défier Porsche avec la Mustang et maintenant, c’est le coupé sportif le plus vendu au monde. Nous avions arrêté de produire le Bronco. Maintenant, il est de retour et conquiert des passionnés partout dans le monde. Il intéresse les gens en dehors des États-Unis, des gens qui cherchent un véhicule offroad authentique. Bronco, Raptor ou Mustang ne sont plus des business secondaires, ils sont le cœur de notre business.

James D. Farley Jr.

  • Naissance : le 10 juin 1962 à Buenos Aires (Argentine)
  • Nationalité : américaine
  • 15 ans chez Toyota/Lexus (notamment vice-président)
  • Entré chez Ford en 2007
  • Directeur des opérations puis responsables des marchés internationaux
  • À la tête de la Ford Motor Company depuis le 1ᵉʳ octobre 2020

Un Puma qui change tout

Le succès du petit SUV aux proportions inhabituelles a joué un rôle important dans la redéfinition de la marque en Europe, comme l’explique Jim Farley :

Quand j’étais aux responsabilités en Europe, nous avons lancé le Puma. C’est un produit important pour comprendre notre stratégie. Il n’était pas fait simplement pour « être présent » dans un segment donné comme le Kuga ou le S-Max. Il s’agissait de tracer notre propre route. Le Puma est devenu n° 1 au Royaume-Uni l’an dernier et l’on ne s’attendait pas à ce genre d’accueil. Beaucoup de nos clients de Fiesta l’ont apprécié, il sera décliné selon plusieurs chaînes de puissance (y compris en électrique, fin 2024, ndlr.). Puma nous a appris qu’il fallait sortir du business des voitures ennuyeuses pour rentrer dans l’iconique. J’aime beaucoup les Fiesta et les Focus. Mais là où nous sommes bons naturellement, ce sont les RS, Bronco, Puma, Mustang, Explorer

Un futur pour RS ?

La branche sportive de la marque américaine manque d’avenir clair.

Je ne ferai pas de grande annonce aujourd’hui. Ford entre dans une nouvelle phase, avec la première génération de ces véhicules à forte personnalité. On va écouter le marché, on verra ce qui marche et l’on va encore plus parier sur les domaines où nous sommes bons. Mais il est encore trop tôt pour avoir un avis définitif.

L’évolution du marché mondial

L’électrification — mais aussi le retour de mesures protectionnistes — transforment le marché automobile mondial.

Nous n’avons pas toutes les réponses. Personne n’est omniscient. Les consommateurs vont continuer à nous surprendre. L’Inflation Reduction Act (loi américaine de 2022 subventionnant les technologies vertes et contraignant les achats publics, ndlr.) est l’une des premières politiques industrielles aux États-Unis à s’être attaquée au problème du coût des véhicules électriques. C’est un changement monumental dans notre pays, nous n’avions jamais eu quelque chose de semblable à l’Europe ou à la Chine. Cela transforme l’équation pour l’assemblage des batteries, pour les consommateurs.

Résultats 2023 de la Ford Motor Company

(source : rapport annuel 2023)
  • Chiffre d’affaires : 176 milliards de dollars
  • Bénéfices avant intérêts et impôts : 5,46 milliards de dollars
  • 177 000 employés
  • 4,4 millions de voitures immatriculés.
  • Principaux marchés : États-Unis (2,2 millions), Chine (467 000), Canada (260 000), Royaume-Uni (243 000), Allemagne (162 000), Turquie (124 000), Italie (122 000), France (104 000)…

Les freins au VE

Mais l’électrification ne va pas aussi vite que prévu…

Malgré les incitations, il reste beaucoup d’incertitudes pour les consommateurs au moment d’acheter un VE, peu importe ce que veulent le régulateur ou le constructeur. Les clients ignorent à quoi s’attendre en termes de valeur de revente, de coût de l’énergie ou d’infrastructure. Ce que nous apprend l’IRA – et on le voit aussi en Europe, en Chine ou au Royaume-Uni – c’est que ces consommateurs « embêtants » continuent à faire leurs calculs. Je suis content que Ford investisse dans des plus petits SUV électriques comme l’Explorer, car je pense que c’est le bon format. Les batteries ne coûtent pas trop cher, l’usage est favorable à des plus petites voitures. Nous pensons qu’il existe une catégorie des gens dont les besoins correspondent à ce produit. Mais nous croyons aussi beaucoup à l’hybride, à l’hybride rechargeable, aux prolongateurs d’autonomie… On ne peut pas penser 100 % électrique ou 100 % thermique. Il y a une grande place pour des innovations techniques dans cet entre-deux. Les gens trouvent la solution qui leur correspond en fonction de leurs habitudes de conduite. Tout le monde fera ses calculs rationnellement.

Une entreprise divisée en trois

L’une des premières mesures de Jim Farley fut la séparation de la production des véhicules Ford en trois entités distinctes : Ford Blue, Ford Pro et Ford Model e. La première unité gère les véhicules particuliers thermiques, la deuxième les véhicules commerciaux et les services aux entreprises, la troisième les véhicules électriques. En 2023, Ford Blue a généré 7,4 milliards de dollars de bénéfices et la branche pro 7,2 milliards de cash. En revanche, la composante 100 % électrique a perdu plus de 4,7 milliards de dollars sur le même exercice.

Ford prêt pour l’électrique ?

Pour l’heure, le décollage de la branche 100 % électrique Ford Model e n’est pas aussi rapide que prévu. Mais la marque estime toujours être bien placée.

Ford est numéro 2 sur le marché des véhicules électriques aux États-Unis derrière Tesla et nous sommes les numéros 3 sur les hybrides. On est la seule marque figurant dans le top 3 sur les deux types de véhicules. Nous fabriquons aussi le véhicule le plus vendu aux États-Unis, le pick-up F-150. En Californie, 85 % des F-150 immatriculés sont hybrides ou électriques. Au Texas, c’est l’inverse. Ce genre de configuration arrive partout dans le monde, en fonction des incitations ou du marché. Quand il y a de l’incertitude, certaines personnes perdent, d’autres gagnent. Sur nos véhicules utilitaires, nous croyons au multiénergie. Vous pouvez acheter un Transit diesel, hybride ou électrique, à l’image de ce que fait BMW sur ses berlines ou SUVs. Dans cette première phase de l’électrification, mieux vaut avoir une plateforme multiénergies pour les véhicules commerciaux. Le deuxième ou la troisième phase seront différentes…  

Non à l’Airbus de l’électrique

Il y a quelques mois, Luca de Meo, patron de Renault, a plaidé pour une alliance visant à créer un « Airbus de l’automobile » pour partager les coûts de développement d’une voiture électrique peu coûteuse. Jim Farley explique pourquoi Ford n’est pas très intéressé par l’offre…

Ford a toujours été ouvert. Mais je pense que cette proposition est plus complexe qu’elle n’en a l’air, en raison de l’architecture électronique liée aux plateformes. Si vous pariez sur l’expérience numérique comme facteur différenciant, vous ne pouvez pas utiliser l’architecture de quelqu’un d’autre, cela devient trop compliqué. Si j’utilise une plateforme MEB pour un VE en Europe, puis une autre en Chine, puis encore une autre pour Ford en Amérique du Nord, je dois avoir cinq évolutions différentes de mon logiciel. L’idée que nous pouvons arriver avec un partage des sièges, des freins, ou de la direction peut sembler séduisante. Mais si la marque est sérieuse sur la différenciation par le numérique, c’est presque impossible de gérer un tel niveau de complexité. Or, pour nous, c’est un élément clé. Nous avons 500 000 abonnés à nos logiciels de gestion B2B aujourd’hui. Sur ces questions, nous pouvons être meilleurs que les fournisseurs tiers, car nous pouvons gérer l’accès au véhicule le week-end ou la vitesse maximale autorisée au volant. Il y aura des travaux en commun comme nous l’avons fait avec Volkswagen sur la plateforme MEB. Mais dans le futur, le partage de plateforme sera plus dur et non plus facile.

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La voiture-logiciel

Cet accent porté sur l’expérience numérique transforme la nature même de l’entreprise.

Nous voulons tout faire nous-même. C’est très difficile. Fabriquer nos propres composants, concevoir notre propre système d’exploitation… Pendant longtemps, nous avons délégué la conception des systèmes électroniques aux équipementiers. Rapatrier ce savoir-faire au sein de notre entreprise exige que nous écrivions des lignes de code que nous n’avions jamais écrites. C’est pour cela que nous avons intégré Doug Fields depuis Tesla et Apple. Il sait faire, il l’a déjà fait. L’expérience numérique sera l’une des signatures de Ford.

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